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Le Moulin à Couleurs d’Ecordal

Dès le moyen-âge, le moteur hydraulique apparaît dans les moulins pour soutenir la main-d’œuvre. 

Moulin au temps du Moyen-Âge
Moulin au temps du Moyen-Âge

Appartenant à des communautés monastiques ou de grands seigneurs, les moulins sont vendus comme biens nationaux à la Révolution et évoluent vers des usages nouveaux. Ils actionnent les soufflets de forges, les maillets des papeteries et transmettent leur énergie aux machines grâce aux engrenages et courroies de transmission. Le système de mouture est exploité pour écraser le grain, la chicorée et l’écorce de chêne ; pour fabriquer le tan, les phosphates, le charbon de bois, etc. 

La fonction première des moulins étant la production d’énergie, ils sont aménagés en micro-centrales hydroélectriques, puis englobés dans des structures industrielles à une échelle plus importante ou parfois transformés en maisons d’habitation. 

Dans nos Ardennes

Les moulins parsèment les terres Ardennaises jusqu’à la fin du XIXe siècle. Selon une enquête datant de 1810, sont répertoriés 729 roues à eau et 94 moulins à vent ; celle de 1851 recensera 850 établissements de meunerie : 490 à eaux, 90 à vent et 6 à vapeur. 

Qu’ils soient à eau ou à vent, les moulins connaîtront différentes fonctions : moulins à farine et à écorces de chêne ; huileries à feûnes ; écraseurs de « coquins » et même moulin à chicorée à Maubert-Fontaine mais aucune information sur les moulins à couleurs. 

À partir de 1860, la métallurgie ardennaise évolue et se transforme au point que les minières ardennaises seront abandonnées au fil des vingt années suivantes. 

Les minières restent pourtant exploitables d’autant que les Ardennes ont la particularité de fournir une terre ocre, comme nulle part ailleurs en France, équivalente à la terre de Sienne italienne. 

Une nouvelle orientation apparaît alors, en corrélation avec le marché de la construction en plein essor : le moulin à couleurs. Beaucoup de petits moulins se tournent vers cette nouvelle production ; il s’en comptera jusqu’à douze dans les Ardennes comme à Barbaise, Launois-sur-Vence, Raillicourt ; des témoins en sont encore conservés à Signy-l’Abbaye, Lonny, Montigny-sur-Vence, Prix-lès-Mézières et Écordal.

Vestige du moulin de Signy-L'Abbaye
Vestige du moulin de Signy-L’Abbaye © Julien Marasi
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La terre particulière d’Écordal était déjà exploitée bien avant le moulin à couleurs. Il y avait dans le village des fabricants de telles ou têles : des assiettes en terre cuite d’un rouge clair ou foncé. 

Dans des carrières comblées d’où était extrait l’argile nécessaire à cette industrie complètement éteinte aujourd’hui, il a été trouvé des quantités de pots brisés, de couperons, de terrasses, sortes de grosses bouteilles ventrues, poterie très grossière fabriquée à la main avec cet argile dont on trouve encore, à Écordal, de nombreux gisements. Des pots gaulois ont également été découverts au lieu dit « le Pâquis ».

Les Ardennes ont la particularité de fournir une terre ocre, comme nulle part ailleurs en France, d’une qualité et d’une teinte semblables à la terre de Sienne. 

Terre de Sienne du Moulin à Couleurs
Terre de Sienne du Moulin à Couleurs © www.moulincouleurs.fr

Les moulins à couleurs ardennais broient des minéraux locaux comme les argiles ferrugineuses, les ardoises, ainsi qu’une large gamme de minéraux exogènes comme les ocres de Bourgogne, l’oxyde de fer marnais ou importés tels que les oxydes de fer Allemands ou d’Inde.

Extrait de la palette du Moulin à Couleurs
Extrait de la palette du Moulin à Couleurs © C.Goupi

Avec le temps, l’activité s’est raréfiée, entraînant la fermeture de toutes les autres usines de couleurs pendant l’entre-deux guerres puis de l’arrivée sur le marché de produits synthétiques. : « Il y a eu l’apparition des pigments au plomb même s’ils ont été interdits à partir de 1942 » précise Emmanuel Poix, gérant du Moulin à Couleurs à Écordal.

Logo du Moulin à Couleurs d'Écordal
Logo du Moulin à Couleurs d’Écordal

Histoire du Moulin à Couleurs d’Écordal

Suite à la demande de Jean-Baptiste Courtois, en 1861, de pouvoir établir un moulin à broyer les couleurs et les coprolithes sur le Foivre, une enquête publique est ouverte le 30 septembre de la même année et ses conclusions adressées à l’ingénieur en chef du ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics le 28 janvier 1862. 

Cependant Jean-Baptiste Courtois décide de construire son moulin sans attendre la décision du ministère et commence ainsi son activité en 1862 ; ce n’est qu’à partir du 10 septembre 1865 que l’établissement sera en règle avec l’administration ! 

Désiré Boizet développe l’affaire qui devient l’usine de la « Bonne-Fontaine » employant une trentaine d’ouvriers. En 1866, il prend la direction du moulin et fonde la fabrique de couleurs et vernis Boizet-Mayot. 

Les terres colorantes extraites des minières de Villers-sur-Tourne, Neuvizy et Mazerny, leur séchage, leur calcination, la préparation des mélanges puis le broyage, la tonnellerie et le stockage des couleurs avant expédition par la gare d’Alland’Huy, entraîneront une extension de la fabrique. 

En 1896, son fils Gustave lui succède et remplace la roue à aubes par deux turbines après la réalisation d’une dérivation du Foivre. La longue période d’étiage où la roue ne tourne plus, comme les crues subites du Foivre, empêchent un fonctionnement régulier du moulin, tout comme les désagréments causés par les entreprises voisines. 

En 1928, le fils de Gustave, Pierre Boizet, prend la direction de l’usine et remplace la force hydraulique par un puissant moteur diesel de marque Winterthur capable d’entraîner trois jeux de meules et un broyeur : chaque meule broie 250 kg de terre en vingt-quatre heures et le broyeur pulvérise cinq tonnes en douze heures. 

Peu d’avenir pour les meules en pierre, idem pour les tonneliers : les tonneaux de fer puis les sacs en papier condamneront le métier dans tous les moulins. 

Pendant la guerre de 39-45, deux bombes détruisent deux bâtiments. Toutes les archives du moulin d’Écordal sont détruites. Pierre Boizet reconstruit dès son retour d’exode en 1940 en effectuant quelques modifications permettant une meilleure fonctionnalité des locaux. Le moulin à couleurs redémarre en 1942. 

Finalement, le moteur diesel casse peu avant 1950. Monsieur HARDY, de Contreuve, fournit alors à Pierre Boizet deux moteurs diesels qui feront tourner les broyeurs jusqu’à l’électrification de l’usine qui se fait en 1950, en même temps que celle de la commune d’Écordal. 

Depuis son adolescence, Jean Boizet travaille aux côtés de son père et c’est tout naturellement qu’il prend la direction de l’usine en 1975. Il améliore les outils de gestion et de commercialisation des produits et trouve de nouveaux marchés ; la fabrique produit alors 100 à 150 tonnes de couleurs par mois. 

Le dimanche 6 mai 1990 à trois heures du matin, un incendie ravage le bâtiment du grand broyeur, pièce majeure de l’usine. 

Jean Boizet ne se décourage pas et, avec pugnacité, se bat pour continuer l’activité du moulin. Avec le petit broyeur et en travaillant tout l’été, il honore toutes les commandes. 

Alors qu’il livre de grosse quantité de couleurs en Irak, la crise du Golf n’épargne pas l’activité du moulin. Mais Jean Boizet ne subit pas sans réagir. Aussi, il répare, modernise et remet en service le broyeur acquis par son père en 1945 pour 15 000 francs et l’activité du moulin à couleurs repart dans une nouvelle dynamique. 

Jean sera le dernier Boizet à la tête du moulin à couleurs mais pas question de partir en retraite et d’abandonner l’usine de Bonne-Fontaine. Il la confiera à des mains expertes, capables de palper la terre pour en évaluer la finesse, de marier les couleurs ; il la confiera à un repreneur apte à assurer une gestion moderne et dynamique, de conduire une action commerciale résolue. 

Et le repreneur qui réussit, par l’intermédiaire de Jean Boizet, à s’approprier le savoir-faire hérité de 130 années de fonctionnement du moulin est Bernard Poix ; le voici à la tête d’une entreprise aux prometteuses perspectives économiques. 

C’est donc en 1992 que le descendant des fondateurs, Monsieur Jean Boizet, part en retraite et remet la clef des lieux à Monsieur Bernard Poix ; c’est à cette période qu’est créée la SARL « Le Moulin à Couleurs ». 

Décédé, dix années plus tard, d’une crise cardiaque lors de la visite d’une fabrique de pigments en Afrique-du-Sud, son fils Emmanuel Poix lui succède. « Ça faisait partie de mon plan de carrière mais je n’avais pas imaginé reprendre de façon si précipitée » confie t-il au journal L’Union-L’Ardennais. De formation comptable, c’est pourtant avec une certaine aisance qu’il s’adapte à son nouveau statut d’entrepreneur et multiplie par six le chiffre d’affaires du Moulin à Couleurs. 

Le Moulin à Couleurs d’Écordal est aujourd’hui la dernière fabrique de terres colorantes en France.

Description des lieux

Le site est desservi par une voie privée. Les bureaux ouvrent le site centré sur une cour carrée.

Vue aérienne du Moulin à Couleurs d'Écordal
Vue aérienne du Moulin à Couleurs d’Écordal © J. Philippot
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À proximité de l’ancien bâtiment du calcinateur construit en brique, se trouve un entrepôt de stockage des terres et un premier atelier de broyage. Un autre entrepôt et un second atelier occupé par le deuxième broyeur sont situés en fond de cour. 

Cour intérieure du Moulin à Couleurs d'Écordal
Cour intérieure du Moulin à Couleurs d’Écordal © M. Bennani
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Dans le prolongement vers le nord se trouvent les étuves, puis en retour d’angle le calcinateur et sa cheminée d’usine, suivis de l’entrepôt des matières premières et de l’atelier de conditionnement avec murs à essentage de tôle.

Bâtiment du calcinateur à gauche et celui du stockage des terres
Bâtiment du calcinateur à gauche et celui du stockage des terres © M. Bennani
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« Ici, le temps semble s’être arrêté. Le soleil se reflète sur le sol jauni par la terre de Sienne et distille, sur les murs ocre et les machines cuivrées, une lumière mordorée. Un masque sépia qui plonge les visiteurs dans un lieu hors du temps. »

Laetitia Venancio

Le logement patronal situé à proximité du site est un édifice en pierre de taille calcaire et enduit, sur un étage carré, à tourelle et couvert d’un toit en pavillon et d’ardoise.

Maison patronale
Maison patronale © M. Bennani
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Activité du moulin à couleurs

Le Moulin à Couleurs a une activité rarissime de fabrication de pigments naturels à partir de terres naturelles qui se déroulent en trois étapes : 

La première est l’extraction de terres argileuses dans les carrières ardennaises, propriétés du Moulin à Couleurs. Également, l’extraction de matières premières provenant d’autres carrières de Auxerre en Bourgogne (Ocres), de Kassel en Allemagne (Noirs) ou même à Chennai (anciennement Madras) en Inde (rouge). Ces matériaux, après transformation et mélange, permettent d’obtenir une large palette de teintes. 

Extraction de la terre

La seconde étape est le séchage ou la calcination. Un séchage à 200°C est nécessaire pour sécher les terres et ocres afin de retirer toute humidité et impuretés. En revanche, pour qu’elle change de couleur, il faudra calciner la terre à 700°C ; la terre de sienne naturelle de couleur jaune-brun deviendra rouge et l’ocre jaune deviendra ocre rouge sous l’effet de la chaleur. 

Le calcinateur
Le calcinateur © lesmiroirsdelombre.com

La troisième, la plus importante, est le broyage. Cette dernière étape permet d’obtenir un pigment le plus fin possible, d’une granulométrie de 30 à 40 µ (microgrammes). Cette action est réalisée dans les broyeurs pendulaires permettant d’avoir une granulométrie constante et optimale pour obtenir un pigment utilisable aussi bien pour l’artiste peintre que pour le maçon en restauration. 

Le broyeur
Le broyeur © www.moulincouleurs.fr

L’avantage incontestable des pigments naturels est d’offrir une grande résistance à la lumière, aux ultraviolets (soleil, lune), à l’humidité et une bonne tenue dans le temps.

Commerce

Le Moulin à Couleurs commercialise un nuancier de près de 80 couleurs de pigments dont 45 pigments naturels parmi lesquels figurent les ocres de France : de Bourgogne, les terres de sienne des Ardennes, les ombres naturelles et calcinées. Les 35 restantes sont des teintes de synthèse que le Moulin à Couleurs ne fait que revendre en raison de la demande. 

© sepia.ac-reims.fr/ec-charleville-mozart/-wp-/2013/06/27/

Les pigments sont utilisés dans divers secteurs d’activités dont la restauration du patrimoine avec pour exemple de chantiers : Les pavillons de la place Ducale bien sûr, la cathédrale de Châlons-en-Champagne, le château de Versailles, le château de Lunéville, l’abbaye du Mont Saint-Michel, etc, même la reconstitution des peintures pariétales de la grotte Chauvet ! 

Grande fresque de la grotte Chauvet
Grande fresque de la grotte Chauvet © Jean Clottes
source : www.hominides.com

Hormis l’alimentaire, les possibilités sont infinies. Ce moulin dont le parc machines se limite à deux étuves, un calcinateur et deux broyeurs, livre en bout de cycle un produit fini utilisé également par les fabricants de peinture, les artistes-peintres, l’industrie cosmétique, les grands amorciers pour la confection d’appâts de pêche ou les fabricants d’engrais. Même la Gendarmerie Nationale a utilisé la poudre colorée pour des relevés d’empreintes digitales ! 

Le succès de ces produits naturels s’explique par la mode de la décoration d’intérieure et de l’essor de l’éco-construction. 

Sa clientèle se compose de 90% d’entreprises et de 10% de particuliers avec une activité réalisée à l’export de 25%, principalement vers l’Union Européenne. 

Le Moulin à Couleurs diffuse ses pigments/produits via un réseau de revendeurs et de vente par correspondance et a autant la capacité de fournir 200 grammes en sachet que 25 tonnes pour une livraison industrielle, un atout indispensable compte-tenu de la diversité de la clientèle. La production totale sur une année est de 400 tonnes de pigments naturels. 

Emmanuel Poix mise aussi sur d’importantes commandes liées à la restauration du patrimoine, un domaine d’activité demandeur de produits authentiques. 

L’entreprise est labellisée « Entreprise du Patrimoine Vivant ». 

« Nous n’avons rien inventé. C’est l’homme préhistorique qui a fait les premières terres colorantes quand il a inventé le feu  

Depuis des millénaires, les hommes utilisent des pigments pour décorer leur environnement, de La Grotte de Lascaux qui reste l’exemple le plus connu, à nos bâtiments modernes.

Le dernier moulin à couleurs Ardennais à Écordal succède à une lignée de meuniers qui, sur le Foivre, ont assuré la pérennité d’un artisanat rural fondé sur les trois éléments fondamentaux : l’eau, la terre, le feu. ». 

Emmanuel Poix

Visites

Des visites guidées sont organisées au le Moulin à Couleurs au cours desquelles Emmanuel Poix, maître des lieux, vous livrera ses secrets de fabrication ! 

Pour toutes visites, prendre contact avec le Moulin à Couleurs.

Sources

L’Almanach des Ardennes, Éd. Société des Écrivains Ardennais 
Patrimoine industriel des Ardennes, Éd. Guéniot 
Revue Historique Ardennaise n°12 (1977) – Écordal : Rapport de M. l’abbé René Marchand 
Villes et villages des Ardennes, de Albert Meyrac 
Le Moulin à Couleurs
Les moulins à couleurs des Ardennes, Michel Coistia, Éd. Terres Ardennaises 
Région Champagne-Ardennes
Fiche du Ministère de la Culture rédigée par Julien Marasi et Bruno Decrock
Label Entreprise du Patrimoine Vivant
Conseil Départemental des Ardennes

Pour aller plus loin

Histoire d’Ecordal, Désiré Boizet (enfin, si vous le trouvez !
Moulins du cuir et de la peau, Jean-Pierre Henri Azéma, Éd. Créer